L’abus de biens sociaux ne prive pas nécessairement un associé de son action civile

Une société actionnaire majoritaire d’une autre société victime d’abus de biens sociaux peut exercer l’action civile à titre personnel si elle invoque un préjudice propre, distinct du préjudice social, découlant directement de l’infraction.

Tout associé d’une société victime d’abus de biens sociaux peut exercer l’action civile de deux manières. Il peut d’abord exercer l’action civile au nom de la société dont les organes sont souvent défaillants à cet égard : c’est l’action sociale ut singuli, dont l’objectif est d’obtenir réparation pour la société du préjudice généré par les abus de biens sociaux, c’est-à-dire du préjudice social (C. civ., art. 1843-5, al. 1 ; C. com., art. L. 223-22, al. 3 et L. 225-252). Il peut aussi exercer une action civile personnelle, pour son propre compte (mêmes textes). La Cour de cassation, dans deux arrêts célèbres (Cass. crim., 13 déc. 2000, n° 99-80.387 et n° 99-84.855 : Bull. crim. nos  373 et 378), se montre hostile à une telle action, qu’il s’agisse d’un associé invoquant la perte de valeur de ses titres résultant d’un abus de biens sociaux, ou d’un associé avançant la dévalorisation du capital social suite à une telle infraction, de tels préjudices se confondant avec celui subi par la société. Et la jurisprudence ultérieure a confirmé cette irrecevabilité de principe, notamment lorsque l’actionnaire qui agit détient la quasi-totalité du capital de la société victime ou s’il ne réclame qu’un euro de dommages-intérêts ou s’il se prévaut d’un préjudice moral subi en sa qualité d’associé ou même lorsque la société est dissoute. Le principe est net : le délit d’abus de biens sociaux n’occasionne un dommage personnel et direct qu’à la société elle-même et non à chaque associé.

Dans l’affaire commentée, une première société détenant la majorité du capital social d’une seconde société, « fleuron français du jouet » et victime d’abus de biens sociaux ayant conduit à sa liquidation judiciaire, exerce l’action civile à titre personnel. Pour confirmer la déclaration d’irrecevabilité de la constitution de partie civile de cette  société du chef d’abus de biens sociaux, l’arrêt attaqué retient que ce délit et les autres infractions commises dans la gestion d’une société n’occasionnent un dommage personnel et direct qu’à la société spoliée elle-même et non à chaque associé, de sorte que les associés ne peuvent être indemnisés individuellement pour le préjudice indirect subi du fait de l’appauvrissement de la société dans laquelle ils sont intéressés. Les juges relèvent que la première société dispose, comme tous les autres créanciers de la société en liquidation, de la possibilité de récupérer ses investissements par le biais de l’action du liquidateur chargé de distribuer, le cas échéant, le boni de liquidation à se partager entre l’ensemble des créanciers, dont les associés.

Une action civile exceptionnellement recevable

Au visa des articles 2 et 593 du code de procédure pénale, la chambre criminelle de la Cour de cassation censure l’arrêt attaqué. Tout d’abord les associés d’une société victime d’un abus de biens sociaux, exerçant, non l’action sociale, mais agissant à titre personnel, sont recevables à se constituer partie civile lorsqu’ils démontrent l’existence d’un préjudice propre, distinct du préjudice social, découlant directement de l’infraction. Ensuite tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.  En se déterminant comme elle l’a fait, alors que la société alléguait un préjudice présenté comme distinct du préjudice social, la cour d’appel a insuffisamment justifié sa décision et la cassation est par conséquent encourue. Le pourvoi fait état en effet, d’une part d’un préjudice personnel et direct consistant en la perte d’une chance de mieux investir ailleurs les 50 millions d’euros dépensés par la requérante pour sauver le groupe, et d’autre part d’un préjudice moral, tout aussi personnel et direct, découlant de l’association du nom de la partie civile à la mise en lumière médiatique de pratiques illicites ayant amené la ruine de la société « fleuron français du jouet ».

Une reconnaissance très incertaine du préjudice propre à l’associé

Ce n’est pas la première fois que la chambre criminelle desserre quelque peu l’étau de sa jurisprudence en admettant la recevabilité de l’action civile d’un associé s’il démontre l’existence d’un préjudice propre, distinct du préjudice social et découlant directement de l’infraction (Cass. crim., 12 sept. 2001, n° 01-80.895 ; Cass. crim., 5 juin 2013, n° 12-80.387 ; Cass. crim., 3 déc. 2014, n° 13-87.224 : Bull. crim. n° 254). Mais la voie est étroite, n’ayant pour l’heure pas abouti. Il a été ainsi jugé que l’action civile de deux associés est irrecevable quand ils demandent réparation du préjudice résultant pour eux de la ruine de la société découlant de l’abus de biens sociaux retenu contre le prévenu (Cass. crim., 12 sept. 2001, préc.). La solution est identique pour l’action civile de l’associé s’il invoque un préjudice moral résultant de l’utilisation quasi exclusive de la société par son dirigeant et de l’état de difficultés financières de la société résultant des abus de biens sociaux (Cass. crim., 5 juin 2013, préc.). Les deux préjudices invoqués dans l’affaire présente, que la cour d’appel de renvoi devra examiner, vont-ils enfin concrétiser le droit reconnu à l’associé ? Rien n’est moins sûr, semble-t-il. S’agissant en premier lieu de la perte d’une chance de mieux investir les millions engloutis dans le naufrage du fabricant de jouets, ce préjudice peut être en lien direct avec une autre infraction commise en l’occurrence par certains dirigeants, à savoir la présentation de comptes annuels inexacts. Mais le rapport entre la perte d’une chance d’un meilleur placement et les abus de biens sociaux paraît beaucoup plus lointain, donc indirect. Sans compter que la frontière entre la perte d’une chance et un préjudice hypothétique est poreuse. S’agissant en second lieu du préjudice d’image médiatique, on peine à le distinguer. La société plaignante est ici une victime collatérale des abus de biens sociaux commis par les dirigeants du groupe et sa réputation ne saurait par conséquent souffrir de leurs méfaits ; bien au contraire puisqu’elle fait figure de renfloueur de société trahi.  

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